mercredi 16 octobre 2013

Nostalgie


À l'âge de vingt-trois ans, je suis partie vivre un an au Canada. «Au pair» comme on disait encore. J'y ai vécu mes premières expériences d'émancipation et je me suis bien amusée. J'ai appris à vivre avec trois fois rien, j'ai rencontré des gens magnifiques. J'ai visité tout ce que j'ai pu visiter, on faisait de l'auto-stop, c'étaient les années hippies, on avait des fleurs dans les cheveux et des pantanlons pattes d'éléphant (on était pas encore «baba-cool» et on ne disait pas «pattes d'éf…»). Au retour, je me suis trimballée une vieille nostalgie qui m'a plombé pendant des mois. J'ai eu de la peine à me remettre de la perte de cette forme de liberté.

La nostalgie que je vis au retour de ce récent voyage n'est pas du tout comparable. C'est un sentiment léger et olfactif. Les odeurs puissantes de l'Inde: Blanche avait raison, la violence des effluves de matières en décomposition me manque aussi, tout comme celle des parfums suaves et des épices qui flottaient avec, m'enivrant d'un cocktail d'odeurs contrastées qui, avec la chaleur, me procurait un étrange shoot journalier.

Elle n'est pas triste, ma nostalgie. Un tout petit peu mélancolique. Une envie d'y être encore. Elle est motrice. Grosse motivation à aider les gens de là-bas; je le fais via l'association Zindagi. Elle m'emmène dans une autre sorte de voyage, un peu plus mystique. Envie d'aller encore plus profond dans la compréhension des choses et des gens.

Je n'ai pas raconté un triste épisode de juillet. Nous étions rentrés depuis une tierce de semaines quand la mousson a frappé fort dans le nord de l'Inde. Chotu, un homme qui travaillait à l'agence de voyages et de change en bas de la guest house, est parti en vacances là-bas avec sa femme et sa fille de cinq ans. — Je décris l'agence: une pièce qui donne sur la rue. Douze mètres carrés, au pif. Deux bureaux, des chaises, un banc à l'entrée. Je sais pas pourquoi j'oubliais toujours de retirer mes chaussures en entrant chez eux et je me faisais engueuler par Emiline. Chotu, je ne m'en souviens pas bien. C'est Gautam qui m'a servie les quatre ou cinq fois que j'ai eu affaire à eux. Il était rapide, efficace, peu loquace, mais souriant et chaleureux, comme tous les Indiens. On allait retirer du cash ou réserver des billets de train. Emiline aimait bien traîner avec eux pendant qu'on attendait que l'ordinateur réponde, autorisant le retrait ou délivrant les horaires ferroviaires.

Donc, Chotu est parti dans le nord. Lui, il aurait voulu aller au cashmere, mais sa femme ne voulait pas. Il a fait comme elle voulait, pour ne pas avoir d'histoires. Je rappelle qu'il s'agissait, comme tous les mariages indiens, d'un mariage arrangé. Et puis ils sont allés dans un endroit où on leur a dit que c'était dangereux, mais d'après les informations glanées — je les livre comme je les ai reçues —, Madame n'aurait pas tranmis l'info à son mari, tenant à aller dans ce coin malgré tout. Les eaux gonflées par les pluies massives ont emporté Chotu qui tenait sa fille dans ses bras sous les yeux de sa femme. Je ne sais pas s'il s'agissait du Gange ou d'une autre rivière...

A Varanasi, quand ils ont appris la nouvelle, ils ont dit: «on va aller le chercher». Gautam, ses amis, sa famille. Une semaine plus tard, quand je demande à Emiline s'ils l'ont retrouvé, elle me dit: «ils vont partir demain». J'oubliais. Indian time… Ils ont aussi consulté moultes gourous qui ont dit que Chotu était vivant, mais pas sa fille.

Nos vies respectives réclamant notre présence, le temps a passé et je n'ai pas eu beaucoup de détails, mais j'ai su que sa femme était revenue à Varanasi grâce à leur aide. J'imagine que quelqu'un a dû aller la chercher. Quand j'ai demandé comment elle prenait la chose: «elle a été triste au début, mais maintenant ça va» ont rapporté ses proches.

En août, je pense, ou peut-être déjà en septembre, Emiline rapporte qu'on aurait vu Chotu dans un quartier éloigné de Varanasi, tenant un papier contre son oreille, discutant virtuellement avec sa mère en lui conseillant de changer des dollars, car le cours était bon et qu'il allait bientôt arriver à Varanasi. Le téléphone arabe avait apporté la nouvelle jusqu'à Pandey ghat. Manifestement secoué, Chotu, puisque se croyant dans une autre ville, mais agissant tout de même avec des réflexes professionnels.

L'autre jour, j'ai redemandé des nouvelles à Emiline, mais elle n'a pas eu le temps encore de me répondre. Je pense souvent à cet homme, à cette famille que je ne connais pas. J'essaye d'imaginer ce que c'est un mariage arrangé. J'essaye de comprendre comment on peut voir son mari et sa fille disparaître sous yeux et manifester aussi peu de tristesse. Je ne peux que conjecturer, bien sûr, mais ça ouvre des horizons sur la diversité des expériences humaines. «Autres peuples, autres moeurs». Avec nos références, cette histoire est un drame. L'est-il pour cette femme? Je me dis que peut-être, elle ne pouvait pas supporter ce mari imposé, que cette enfant, elle ne l'avait pas forcément désirée et elle n'a pas développé un attachement suffisant pour être anéantie par sa perte. Ou alors, elle a été tellement atteinte qu'elle a bloqué toute émotion. Et Chotu, lui, il a décalqué, mais comment savoir, je ne suis pas dans leurs baskets.

Je regrette de n'avoir pas pu mieux rencontrer ces gens. Ils ne se livraient pas, et je n'avais pas envie de forcer la porte. J'ai senti que seul mon porte-monnaie les intéressait. Ce que j'ai senti, aussi, c'était un vague de sentiment de colère à mon égard, moi qui représentait l'occident, l'abondance. J'ai eu plusieurs fois envie de leur dire que chez moi, je venais de tout perdre, mais comment auraient-ils pu pleurer sur mon sort alors que je venais de dépenser un an de leur salaire rien que pour prendre l'avion et arriver chez eux? Ma peau blanche n'était pas crédible, mon passeport suisse incompatible avec la notion de pauvreté.

Comme quoi, tout est relatif. J'aurais voulu en discuter avec eux, mais comment débattre d'idées quand la préoccupation quotidienne majeure est de manger à sa faim? C'est d'ailleurs le but, je pense: priver les gens de leur capacité de philosopher pour les maintenir en esclavage. Voilà où nous en sommes. L'insatiable dieu-dollar a mis l'humanité à genoux.

Partout? Non, sauf dans un petit pays au centre de l'Europe où des irréductibles aux bras noueux… Non, je plaisante. La pauvreté existe aussi chez nous, mais elle est matériellement encore très confortable comparée à celle, généralisée, de l'Inde ou de l'Egypte, pour ne citer que les endroits que je viens de visiter. C'était même plus aigu en Egypte, on sentait les gens profondément soucieux. Ça a pété cinq jours après notre départ.

Alors quoi?
Je fais quoi de tout cela, moi? Parce que je déteste brasser du vent, j'ai besoin que les idées deviennent des projets, que tout cela serve. Je n'aime pas le gaspillage. Où il m'emmène, Chotu?

Il me connecte plus que jamais à mon humanité. Le monde meilleur, je le veux de toutes mes tripes depuis que j'ai entendu «paradis terrestre» au catéchisme. Paradis TERRESTRE. Ici et maintenant. Yes we can, il suffit de le vouloir. Commencer par ne pas accepter l'inacceptable, ce qui est un sacré chantier, parce qu'à voir comment les gens plient l'échine pour se laisser non plus tondre la laine sur le dos, mais écorcher vifs sans protester, je me dis qu'il y a du travail. Je vais donner de la voix.

Une chose qui me fait du bien: Emiline me disait que la réaction du gouvernement lors de la mousson de juillet était scandaleuse. On savait que la météo allait être épouvantable, il eût au moins fallu prévenir les gens. Cette région est un lieu de pèlerinage où les Indiens vont en masse à cette époque de l'année, on aurait pu éviter le pire. Des milliers de morts à cause de cela. Trois mois plus tard, l'ouragan Phailin n'a fait que quelques victimes, un million de personnes ayant pu être évacuées à temps. Leçon apprise? Il faudrait encore vérifier les infos, mais on peut rêver que le monde est en train de bouger.…