dimanche 21 avril 2013

Code social


Donc, on ne touche pas à la femme.
J'apprends ensuite que jamais une femme indienne ne se laisse toucher par un inconnu. Donc, certains hommes tentent leur chance avec les étrangères. Et c'est rendre un mauvais service aux Indiennes que de ne pas faire respecter ce code-là. Voilà une raison à adopter de grand coeur. D'autant qu'il y a beaucoup à dire sur la condition de la femme en Inde.

Dès mon arrivée, je me suis habillée comme elles. Surtout parce que mes habits sont restés dans ma chambre —calcinée par un incendie à fin mars, pour ceux qui auraient loupé le début— et qu'Emiline m'avait très vite dit «pour ta garde-robe, je m'en occupe»; mais aussi parce que j'adore ça. Les vêtements sont amples, confortables, pratiques et colorés. Tout ce que j'aime. J'ai donc reçu à mon arrivée un salwar (pantalon), une kurta (tunique) et une dupatta (écharpe), alors qu'un autre ensemble m'attendait chez le tailleur. Aujourd'hui, nous sommes allées faire du shopping, j'ai acheté deux tuniques, du tissu pour un salwar supplémentaire que j'ai apporté au tailleur. Résultat en photos prochainemet, promis.

Le fait de m'habiller comme eux et de vadrouiller avec Emiline et Blanche, une Française qui traîne ses basques en Inde depuis des mois et qui a intégré pas mal des codes sociaux, m'aide énormément. J'apprends tout, je me sens débutante de la société. Je voudrais marchander moi-même, arrêter de me faire coacher pour tout, mais il faut bien que j'apprenne. Je choisis deux tuniques qui me plaisent:
—How much (combien) ?
—Tree (three) hundred fifty each (350…prononcer en roulant les R).
Emiline:
—No.
Elle argumente: modèle très simple, qualité du tissu pas terrible. L'autre contre-argumente: real cotton. This, synthetic, —il sort un vilain tissu rêche pour comparer—, but this, real good cotton. (Du bon coton. Ceci, synthétique, mais ceci, vrai bon coton). Je traduis mot à mot, le dialogue, pour de vrai, ne comporte que très peu de verbes conjugués.

On palabre un moment, l'un avec son accent qui roule les R et prononce le TH comme un T, nous avec nos R français et un S à la place du TH. En apparté et en français, je demande aux filles de combien je peux casser le prix. En principe, un tiers. Mais des fois un peu moins. Je me rends compte que la façon est qu'en Afrique du nord, c'est bon, je vais savoir m'y prendre: discuter, négocier, et puis renoncer. Parfois, le prix baisse encore, parfois non. Ensuite, s'asseoir sur son ego et accepter le dernier prix du marchand ou renoncer à l'achat.
Avant de me lancer, je veux d'abord apprendre les nombres en hindi. Faire un pas dans leur direction.
Dont acte. Répétez après moi:

shuunya 0
ek 1
do 2
tiin 3
chaar 4
paanch 5
chhe 6
saath 7
aath 8
nau 9
das 10
giara (prononcer gui-ara) 11
bara 12
tera 13
chodah 14
pandara15
solah 16
satra 17
attaara 18
unis 19
bis 20
tis 30
challis 40
pachaas 50
ek sau 100
do sau 200
...
hazaar 1000

Revenons aux vêtements: je voyais les femmes porter l'écharpe sur leur tunique, je trouvais très joli, mais embarassant. J'ai d'abord viré l'écharpe de mon code vestimentaire indien perso. Pour y revenir très vite, car l'écharpe est pleine de vertus. D'abord, c'est une couche supplémentaire en cas de petit coup de froid. Si, si, parfois, un petit coup de vent fait frissonner ou alors dans les endroits climatisés. Ensuite, c'est un voile sur le décolleté. Utile aussi, suivant comment le regard de certains hommes y glissent, car les tuniques sont parfois bien échancrées et sans manches. Dans certaines circonstances, on peut avoir envie de couvrir les épaules et le haut des bras.

C'est aussi un filtre anti-odeur et poussière très efficace. On voit souvent les femmes porter l'écharpe devant leur nez au passage des vaches ou quand un tas d'immondices traîne depuis trop longtemps. C'est qu'il faut s'y faire à ce mélange d'épices, de parfums d'encens et ces effluves de matières organiques en décomposition. Étrange cocktail qui rassemble encore et toujours les extrêmes en un mélange capiteux. Serait-ce l'odeur de l'unité? Impossible de dire si ça sent bon ou si ça pue. Les deux à la fois, ça donne quoi?

L'écharpe, disais-je. Je lui ai découvert une autre utilité: un drap pour dormir et une moustiquaire. Tissu si léger que l'air passe au travers, mais pas les moustiques.

Autre code : «No thank you, no sorry».
Une autre chose très troublante: ils ne disent pas «merci» ni «au revoir». Quand le marchandage est terminé, la monnaie rendue, c'est fini. Le vendeur tourne la tête et parle au client suivant. En sortant d'un bistrot, pareil. On paye, et basta. Dans la rue où nous demeurons, c'est une autre histoire, parce que les gens du giron d'Emiline sont des familiers. Alors on baragouine des mots dans la langue de chacun. C'est ainsi qu'on entend «Bonjour, ça va?». Et quand on s'en va : «Bonne nuit». Je l'ai appris en hindi : Shubra ratri. Quand je commande de l'eau : «Ek pani bottle». Pas please, pas thank you. «Four roupies» (quatre roupies), et basta. Dans la rue, on se dit aussi «bisoux» avec de grands sourires. C'est à mourir de rire.

Ce soir, nous avons été invitées, Emiline, Blanche et moi, chez Babaji, la belle-soeur de Raju. Dîner entre filles. On entre, on laisse les chaussures devant la porte comme partout, on s'installe sur le lit conjugal. À côté, à la cuisine, les deux femmes (Babaji et …j'ai oublié son nom, j'ai oublié qui elle est, trop de choses se bousculent dans ma petite tête) préparent le repas. Il arrive dix minutes plus tard, nous sommes servies les trois, et nous mangeons, les trois, sur le lit. Ah! Voilà qui est très déstabilisant! Nos hôtesses ne mangeront pas avec nous, ne viendront parler avec nous que sporadiquement, mais avec aisance, décontraction et beaucoup de chaleur. C'est délicieux. Tout est délicieux. Rien encore de trop épicé qui m'ait arraché les papilles de la langue, Dieu merci. Les enfants se joignent à nous, l'un d'eux avec une raquette et un volant de badminton. Ils s'installent sur le lit, on plaisante, les conversations se croisent dans toutes les langues, c'est chaleureux, aimant.

Et puis «Chelo?» On y va?
«Chele». On y va!

—Thank you, it was delicious.
—No thank you, no sorry. You are like family, and there is no thank you and no sorry in family («On ne dit pas merci ni désolé quand on fait partie de la famille»).
Me voilà donc déjà adoptée par une famille indienne. Quatre jours seulement. La vie parfois se traîne lamentablement dans un ennui mortel et des galères gélatineuses, et puis prend soudain un coup d'accélérateur qui rajeunit le teint. Depuis quatre jours, j'ai vingt-quatre ans, c'était hier que je voyageais entre le Canada et la Nouvelle-Zélande.

Journée chargée: ce matin, nous sommes allés porter le goûter aux enfants de l'école Zindagi, et je consacrerai prochainement un gros et bon article à l'association, tellement je trouve que ce qu'ils font là est bien. Shopping cet après-midi, invitation ce soir, je suis submergée par trop d'informations, trop de goûts, trop d'odeurs.

Et puis j'ai voulu acheter une carte sim indienne, et je me rends compte que mon iPhone est simlock. —Je ris en pensant à certains qui ne vont rien comprendre à cette phrase. Je la traduis donc: j'ai acheté un forfait téléphonique indien, histoire de pouvoir s'appeler entre copains ici, mais mon téléphone est bloqué avec l'opérateur de la couleur orange, pour ne pas lui faire de pub, et donc, ça ne fonctionne pas. Voilà un problème bien familier, bien habituel, dans le format, un truc «normal» que je vais devoir régler dès demain.

On m'avait dit: en Inde, tu vas perdre tes répères. J'avais répondu: ça, c'est fait. L'incendie s'en est chargé. De fait, je me sens comme un nouveau-né. J'ai tout à apprendre, tout à comprendre. Ces codes si différents auxquels je cherche la logique. Car il y en a forcément une. Cette drôle d'invitation où les femmes nourrissent leurs invités. On ne nous invite pas pour socialiser, se raconter sa vie, mais pour nous nourrir. Et quand on «chelo», on nous dit: «ne me remercie pas, j'y ai pris autant de plaisir que toi». Est-ce mieux, moins bien? La comparaison est stupide et inutile. C'est différent, c'est tout. Curieusement, j'ai eu l'impression d'être traitée comme une reine.

Voilà quelque chose qui m'épate bien: la grande duperie des apparences. Hier matin, je regardais les Indiens se baigner et faire leur lessive dans le Gange. L'eau dégoûtante, glauque, les déchets qui flottent à la surface dont on sait qu'ils peuvent aller jusqu'à être des cadavres, et à côté de ces immondices, les offrandes de fleurs avec une bougie, bucoliques à souhait. Je voyais cet homme taper son linge sur la dernière marche du ghat et je me disais qu'elle allait être tout à fait propre, sa tunique, et lui avec. Et que quand je le croiserai dans la rue, tout à l'heure, il sentira bon.

Comment ça se peut?
L'eau du Gange est-elle véritablement purificatrice?

Bref, ce soir, je sombre, terrassée de couleurs, d'odeurs, soulées de parfums et de foule, assourdie par les klaxons. J'ai mis le fan (ventilateur) au minimum, pour qu'il ne fasse pas trop de bruit, il ne fait pas trop chaud et les chiens sont calmes, dehors.

Shubra ratri.





1 commentaire:

Voyages en tous genres d'une citoyenne temporaire de la planète Terre. Commentaires bienvenus, mieux encore s'ils ne sont pas anonymes.