jeudi 25 avril 2013

Départ pour Pushkar


Dix jours que je suis en  Inde. Nous prenons le train de nuit, Emiline, Raju et moi, pour Pushkar, une petite ville touristique à 1200 km de Varanasi. Prévues: 16 heures ce trajet, effectives: 19 heures.  Le train a pris un peu de retard (!) Pas grand chose d'autre à faire que de dormir en se laissant bercer (ou plutôt secouer) par le roulis du train. Entre le bruit des rails et celui de la climatisation, les conversations sont réduites au minimum. Longue journée, donc. Coincée sur la couchette supérieure, je passe en revue mes états d'âme. Comment dire... Brassée. Bouleversée. Je tente d'intégrer tout ce que je vis mais je ne peux le faire intellectuellement. Je le respire, je laisse les sensations m'envahir et se poser là où elles trouvent de la place. Indigestion sensorielle qui se manifeste physiquement: divers maux se manifestent dans mes organes, mes articulations, mon dos. J'ai un rhume! Par 33° la nuit! Probablement causé par la climatisation.
Nous sommes arrivés à la gare avec une heure d'avance, il a fallu poireauter. Une gare indienne ressemble à n'importe quelle gare du monde dans son infrastructure générale: des quais, des rails, des boutiques, des bancs, du monde... En Inde, le monde attend couché. Partout.
Et comme de cette manière les rares bancs sont vite occupés, les gens se déploient un carré de tissu improbable et s'étendent à même le sol.



Nous trouvons un bout de banc libre pour nous, les filles; Raju retire ses tongues et s'assied dessus. Puis il s'adosse à son sac ...et s'endort.


Pour quelques minutes seulement, puis il se lève, allume une cigarette, déambule. Tiens, une vache! Mais comment donc est-elle arrivée là? Je m'amuse à la prendre en photo. Mais de loin, car je porte un pantalon rouge qu'Emiline m'a donné, "parce qu'avec toutes ces vaches, ici, qui n'aiment pas tellement le rouge..."



Soudain Raju demande:
— Buy something for him? (Acheter quelque chose pour lui?)
Qui ça, lui?
J'aperçois un homme à terre à côté de moi près du banc voisin. Squelettique, les bras croisés sur son maigre torse, juste au-dessus d'un creux qui est son ventre. De très beaux cheveux blancs qui me donnent envie de passer la main dedans, un visage doux mangé par son regard magnifique qui fixe un lointain vacant. Mais pourquoi s'est-il allongé à cet endroit? Un mètre plus à gauche, la dalle est propre. Enfin, disons, moins sale.

Que fixe-t-il au loin, cet homme qui meurt de faim sur un quai de gare? La délivrance?
Ah oui «acheter quelque chose pour lui». Vite! Raju revient de l'échoppe avec du pain de mie, Emiline suggère un aliment un peu plus nutritif et je suggère une bouteille d'eau, il a l'air bien déshydraté, cet homme. Quand Raju s'approche pour lui tendre les petits gâteaux aux multiples céréales, l'homme hoche la tête et son regard, pourtant déjà plein d'un monde à nous inaccessible, s'anime d'une chaleur supplémentaire. Il accueille le geste généreux, on lit clairement sa gratitude. Mais aussi, il me semble qu'on a dérangé un état extatique et que l'homme peine à revenir à la réalité. Il planait ailleurs...

Il n'arrive pas à s'asseoir tout seul, on l'aide. Il n'arrive pas non plus à ouvrir l'emballage, plus assez de force dans ses mains. Emiline le fait pour lui, elle reçoit un autre regard chargé de reconnaissance. Un cadeau inestimable, ce regard qui remplit l'âme, rien en comparaison des quelques roupies qu'ont coûtés les gâteaux. J'ai assisté à tout cela sans bouger, Raju et Emiline ont agi à chaque fois avant moi, devançant mon intention. Pas la peine de se précipiter à trois sur lui. Mon inertie reflète mon sentiment d'impuissance.

Secouée par le roulis, sur ma couchette, je repense à cet épisode. J'ai mal à mon humanité. Surtout ne pas laisser le pathos m'envahir, sinon, je sanglote pendant trois semaines! Non, non: ne pas pleurer sur le pauvre sort de qui que ce soit: moi qui me désolais, il y a peu, d'avoir tout perdu, je suis encore dans l'opulence comparé à cet être que nous avons laissé sur le quai de gare. On trouve toujours pire situation que la sienne, comme on en trouve d'ailleurs toujours une meilleure. Les traditions, les religions regorgent de sens à donner à la vie de cet homme. Un mauvais karma à racheter, dira-t-on ici. Est-ce la lumière de la récompense de ce rachat qui illuminait déjà son regard? Ce qu'il voyait au loin: le bout de son tunnel, la rédemption? Fuir cette enveloppe décharnée en espérant mieux après?

Mais qu'est-ce que je fais ici, moi? Je fuis des décombres calcinées d'une maison ou je suis ma légende personnelle? Qu'est-ce qui nous pousse ou nous tire, dans la vie? Et puis que sait- on de la vie des autres quand on ne sait même pas se figurer la sienne? A-t-elle seulement un sens? Il me semble que j'avais des réponses à tout cela jusqu'à récemment et même quelques certitudes. L'«Inde incroyable» me les fait voler en éclats et curieusement, je suis en paix. Brassée, secouée, bouleversée, dérangée, mais en paix. Quel étrange endroit de la planète...

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Voyages en tous genres d'une citoyenne temporaire de la planète Terre. Commentaires bienvenus, mieux encore s'ils ne sont pas anonymes.